L’hybridation du travail : une grande transformation ?
En 1944, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi parlait de « grande transformation » pour décrire la construction d’une nouvelle forme de marché du travail dans une économie marchande devenue autonome. C’est-à-dire affranchie des autres formes du lien social[1]. Pour lui, l’expansion incontrôlée des pratiques marchandes avait contribué à dissoudre les cultures du vivre-ensemble. En 2021, assistons-nous à une grande transformation du travail, devenu « hybride » ?
Il est certes possible d’identifier un certain nombre d’avantages indéniables pour les salariés : organisation plus autonome du travail, moindres pertes de temps, capacité de concentration accrue, etc.. En parallèle, un enjeu majeur en ce qui concerne la préservation du lien social entre les salariés restés au bureau et ceux qui travaillent à distance.
Le travail à distance (TAD), rendu incontournable pour nombre d’entreprises et de catégories de travailleurs par la pandémie de 2020, semble désormais devenu la nouvelle norme en matière d’organisation du travail : plus de 70% des salariés estiment souhaitable le développement du télétravail[2] et près des 2/3 revendiquent au moins 2 jours de remote working par semaine.
Travail hybride : le « grand remaniement » ?
Toutes les organisations se sont préparées ou se préparent à répondre à cette nouvelle aspiration en entreprenant en interne un grand « remaniement » des façons de s’organiser et de travailler. La transformation en cours est substantielle, car elle doit couvrir les trois dimensions suivantes de l’expérience collaborateur :
- Fonctionnelle/technique : il s’agit bien sûr de se doter des plateformes et outils technologiques nécessaires à l’organisation du travail à distance et asynchrone, mais aussi de repenser les espaces de travail.
- Relationnelle/sociale : l’enjeu, propre ici aux différentes strates managériales, est de concevoir et déployer les nouvelles formes de sociabilité et de communication propres à maintenir le sentiment d’appartenance à une équipe (et plus globalement à l’organisation) et à contribuer au nécessaire travail collaboratif.
- Émotionnelle/physiologique : l’essor du mode hybride est une forme de transition professionnelle susceptible d’entraîner de l’anxiété et du mal être (flou des frontières horaires et spatiales, réinvention nécessaire des moments informels de régulation et de convivialité…). L’enjeu est ici de veiller à la santé des salariés, à anticiper les RPS et à équilibrer au mieux vie pro et vie perso.
L’adoption sur le temps long du travail hybride amène à repenser l’organisation et les modes de fonctionnement de façon holistique. On parle bien entendu des possibilités de négocier un accord avec les partenaires sociaux en matière d’aménagement des conditions de travail au domicile, de l’ajustement des outils de communication, des modes de reporting, du modèle managérial, voire de la structure formelle. Il ne s’agit donc pas seulement d’une modification des conditions du travail, mais bien, potentiellement, d’une transformation organisationnelle et culturelle d’envergure.
Pour illustrer ces propos, il suffit d’observer deux exemples de l’effort attendus de 2 acteurs clés que sont les, RH et la ligne managériale.
Travail hybride et gestion des RH, ou la grande réinvention de l’expérience collaborateur
Les directions des RH de toutes les organisations sont d’ores et déjà impactées dans la mesure où elles vont devoir par exemple repenser les modalités d’accueil et d’intégration des nouveaux entrants (CDI, apprentis, stagiaires…) dans un but d’acculturation et de découverte des nouvelles façons de travailler. C’est en effet l’un des enseignements de la période COVID pendant laquelle les collaborateurs les plus en attente de présentiel étaient les nouveaux arrivants, en attente forte de création de liens[3].
Il en est de même de la réinvention de « l’expérience collaborateur », notamment en matière d’équilibre vie pro / vie perso, et de l’aide à l’acquisition de nouvelles compétences. Ceci afin de prendre en compte les effets possiblement délétères sur le long terme, relevés par les collaborateurs[4] : 37% estiment en effet que les relations ont été significativement affectées, 63% estiment travailler plus et 64% identifient une sur-connexion. Les organisations iront-elles jusqu’à créer un poste de « Chief Hybrid Officer » pour gérer les dimensions sociales, logistiques et réglementaires du passage en mode hybride ?
Vers un manager hybride multimodal
Pour ce qui est des managers, l’entreprise en mode hybride rend nécessaire un changement profond de posture et de comportements.
L’hybridation n’est en effet ni un outil ni une technique. C’est un état d’esprit, une manière différente d’aborder le monde du travail et la relation manager/managés. Les managers vont devoir veiller à l’équilibre entre travail synchrone et asynchrone, apprendre à mieux détecter les signaux faibles et inventer de nouveaux rituels et formes de travail collectif. Il conviendra pour cela de faire évoluer leur posture d’écoute – à l’heure actuelle seuls 19% des collaborateurs estiment aborder les difficultés liées à la réalisation du travail à distance avec leurs managers[5]. Dans le même temps, ils devront réviser la façon de suivre la performance de leurs collaborateurs et être des « role models » pour embarquer au mieux leurs équipes dans cette aventure organisationnelle.
Pour aller plus loin, ils auront intérêt à porter et imaginer un nouveau « contrat social managérial » dans lequel les modalités de la relation manager/collaborateurs vont être remises à plat.
Au management « surplombant » devrait se substituer un management « supportant » dans lequel la confiance, la responsabilisation, l’autonomisation et l’assistance aux équipes pourraient s’épanouir. D’un point de vue plus individuel, le manager va devoir lui-même devenir « hybride » au sens de « multimodal », capable de passer d’un rôle à un autre selon le contexte : présentiel / distanciel, physique / virtuel, synchrone / asynchrone, individuel / collectif, etc.
Conclusion… forcément transitoire
La partie émergée de l’émergence du travail en mode hybride, c’est l’essor du TAD et l’accélération du numérique. La partie immergée, la plus intéressante, parce que la plus profonde, c’est l’inéluctable transformation de l’expérience collaborateur, de l’organisation (dans un sens plus organique[6]) et du manager (dans un sens plus libérant).
Comme le dit si bien François Dupuy, une grande transformation, quelle que soit sa nature, ne peut s’implémenter « par décret »[7]. Si la crise a permis une accélération de l’ouverture au télétravail, son installation dans la durée nécessite notamment une prise en compte des limites, des impacts et des opportunités qui sont apparues au cours de la période (ex. renforcement du management opérationnel). Cela impose, pour l’accompagner, de travailler sur une connaissance précise du fonctionnement réel de l’organisation et de ses enjeux concrets, dans le but de préparer une mise en œuvre opérationnellement robuste sur la durée.
C’est dans cet esprit que le coaching d’organisation peut s’inscrire au service des grandes transformations. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire l’article que nous y avons consacré.
Article co-écrit par Jean-Yves Guillain et Vincent Minaud – co-fondateurs du Transfo’LAB et experts en accompagnement des transformations d’organisation
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[1] Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983.
[2] 78% dans l’étude BCG et Cadremploi : https://www.bcg.com/fr-fr/press/31march2021-french-talents-plebiscite-hybrid-work-model
[3] https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/management/0610446429354-covid-comment-integrer-de-nouvelles-recrues-a-distance-342213.php
[4] https://newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/barometre-annuel-teletravail-2021-de-malakoff-humanis-db57-63a59.html
[5] https://www.anact.fr/teletravail-de-crise-les-resultats-de-notre-consultation-2021
[6] Éric Delavallée, S’inspirer du vivant pour organiser l’entreprise. 10 principes opérationnels, de Boeck, 2021.
[7] Librement inspiré de François Dupuy, On ne change pas les entreprises par décret – Lost in management 3, Seuil, 2020.